David Simard, Documentariste David Simard, Documentariste
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Charbonneau
n’est pas mort

« Les chicanes
entre la CSN et le FTQ,
c'était un poison. »

Yvon Charbonneau
23|04|2016 Écrit par
David Simard

Yvon Charbonneau est mort hier. Je n’ai de lui qu’un souvenir heureux. C’était l’année dernière, à son domicile. Dans le cadre de notre travail documentaire, Pierre Luc Junet et moi étions allés à sa rencontre pour recueillir une première fois son témoignage. Notre film, pour rappel, porte sur le mythique Front commun de 1972 et plus particulièrement sur l’épisode septilien lors duquel les travailleurs du privé et du public ont pris ensemble le contrôle de la ville pour quelques heures.

Avant de sortir les caméras, habituellement, Pierre Luc et moi procédons avec les protagonistes à un entretien préliminaire. Je ne sais pas pourquoi exactement, mais ce jour-là, nous nous étions mis en tête de capter tout de suite une entrevue filmée avec Yvon. J’imagine qu’en plus de la conviction que cette entrevue était essentielle à notre projet, nous nous étions dit qu’un personnage de cette trempe n’avait aucune crainte des caméras. Quoique, il a quand même voulu prendre ses renseignements sur nous. Règle générale, les syndicalistes refusent les entrevues par peur qu’elles ne soient utilisées contre eux, mais les chefs, eux, ne craignent rien. C’est leur privilège après tout, la parole, alors que leurs soldats sont au front. Quoi qu’il en soit, Yvon, après avoir lu la lettre que nous avions adressée quelques semaines plus tôt à un collègue cinéaste qui réalise un film sur le même sujet, a accepté l’entretien. « D’accord. Je vois quel genre d’hommes vous êtes. »

On a parlé de tout. Petite enfance à Mont-Saint-Michel. Papa et maman. Révolution tranquille. 1972. Front commun. Chicanes intersyndicales. Prison. Laberge et Pépin. Révolte ouvrière. Violence de classes. Nationalisme, social-démocratie et Parti Québécois. Syndicalisme de concertation. Parizeau.

Si notre empressement à filmer ce jour-là s’avère aujourd’hui avoir été le meilleur – et le plus obscur – instinct qui soit, jamais il ne nous était venu à l’esprit que Yvon pouvait s’éteindre du jour au lendemain; jamais nous n’avions envisagé une fin si abrupte. Quelle naïveté. Ses fesses bien calées au chaud sur la culture, le jeune documentariste expérimente la vie lentement, et il projette à tort ce rythme sur son sujet, ses sujets. Pourtant la mort guette l’histoire qu’il souhaite raconter. Et cette histoire, qu’il cherche à écrire à rebrousse-poil, n’est disséminée nulle part ailleurs que dans les mémoires individuelles des âmes perdantes qui s’ouvrent à lui.

Le documentariste devrait vivre chaque jour dans la peur de voir une parcelle de l’histoire disparaître. Ceux et celles qui portent leur regard vers le passé côtoient la mort, ou du moins l’idée de la mort, car elle terrorise tous ces hommes et toutes ces femmes qui autrefois espéraient changer la vie. Après quelques soubresauts, tout le monde doit l’affronter. Un sentiment d’urgence accompagne partout le documentariste qui lutte contre une société maladivement oublieuse, oublieuse même de la mort qui huile son mécanisme de production. Il y a impossibilité à penser le présent sans faire appel à un passé déjà contrefait par la mémoire ou le texte et c’est là, paradoxalement, le seul chemin pour échapper à la dictature du présent que de trafiquer à nouveau l’histoire.

Yvon ne regrettait rien. Il avait fait le bilan de sa vie. Il avait vécu jusqu’au bout la désillusion de 1982, quand Lévesque avait divisé le Front commun en deux et coupé 30% des salaires des profs de la province qui luttaient après coup seuls contre le gouvernement. Il était aussi amer, connaissant fort bien la fausse solidarité véhiculée à travers toute l’histoire du Front commun. Qu’on l’accuse d’avoir fait le grand écart parce qu’il fut député libéral après son militantisme syndical, c’est faire une double occultation. D’abord, de cette désillusion, de ce divorce entre le nationalisme et la gauche, que des milliers de Québécois ont vécu au cours des dernières décennies; ensuite, occultation du fait que le syndicalisme, en tant qu’institution, est depuis fort longtemps un syndicalisme d’État n’ayant aucune autonomie réelle. Qu’un de ces illustres leaders devienne député ou même ministre est en définitive d’une grande banalité.

Ce texte n’est pas un hommage. Je garde mes distances. Ceci dit, dans le cadre de mon enquête, c’est Yvon qui a eu la réflexion la plus juste sur les événements de 1972, une réflexion qu’il avait adressée de la prison d’Orsainville à nul autre que Paul-Émile Giguère, militant de Sept-Îles bien connu et acteur de la révolte de 1972 : « Quant à l’action locale sur une base intersyndicale, je crois que vous êtes particulièrement bien placés pour tenter ce type d’organisation. Cette fois et à l’avenir, ces actions conjointes [à savoir le Front commun] doivent être commandées par la base à leurs centrales et non pas l’inverse. Ce que nous avons vu est trop fragile. » Qu’un chef admette que la structure du Front commun a été imposée aux membres et qu’il s’agissait là d’une erreur en dit long sur la présente pathologie des militants syndicaux qui s’imaginent avoir le dessus sur le monstre bureaucratique.

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