David Simard, Documentariste David Simard, Documentariste
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Sans peau

« Le serpent qui ne
peut changer de
peau, meurt. Il en va
de même des esprits
que l'on empêche de
changer d'opinion :
ils cessent d'être
esprit. »

Nietzsche, Aurore
01|12|2019 Écrit par
David Simard

Au crépuscule des hivers, le serpent perd sa peau devenue trop étroite. Il se frotte contre l’écorce d’un arbre pour s’extirper de son écaille asséchée, et une nouvelle enveloppe protectrice prend forme sur ses courbes délicates. Alors l’invertébré peut reprendre la chasse sans craindre ses ennemis. Ainsi en est-il des travailleurs autonomes, qui doivent périodiquement changer de peau pour survivre dans un monde en constant bouleversement.

Je me suis lancé, fin 2016, dans cette grande aventure qu’aucun pigiste ne peut aujourd’hui éviter : se forger une image de marque. Ça consiste à exacerber notre différence esthétique tout en la simplifiant à outrance de manière à ce qu’elle devienne inoubliable. Ainsi se met-on soi-même en marché jusqu’à ce qu’on obtienne le privilège d’exister socialement. C’est dans le produit lui-même que la personnalité publique se réalise. Celui dont le nom n’est pas aussi une redirection DNS n’existe pas, et celui dont l’image n’est qu’une duplication automatisée des autres n’existe que parmi les robots.

Si, autrefois, un tel besoin de renouveau était l’apanage des grandes entreprises de calibre international, qui déployait ainsi aux yeux du public une humanité et un prestige imperceptible dans l’ostentatoire consommation de leur produit, construire une image est aujourd’hui devenue une chose fort prosaïque. Toute la magie de la publicité s’en est allée pour de bon, et avec elle des millions de peaux sèches qui encombrent les horizons utopiques.

En dépit de mes mauvais sentiments à l’égard des pratiques d’esthétisation du moi dans le monde capitaliste, j’ai eu beaucoup de plaisir à me transformer en chose. Pour la première fois de ma vie, j’ai été en mesure d’engager des experts qui n’en avaient rien à foutre de mon identité véritable, bien qu’ils devaient construire sur elle, à partir d’elle, un peu comme la peau du serpent qui doit toujours prendre forme sur la même carcasse.

Une image de marque est une création qui, selon moi, n’appartient pas à son propriétaire : elle est plutôt un produit dûment structuré par le social, un ouvrage collectif et encadré par le conformisme inhérent à ceux dont la position d’avant-garde donne accès, même modestement, aux moyens modernes de production. J’embrasse ce monde d’interdépendance entre les producteurs dans lequel, il est vrai, nous évoluons plus facilement que ceux et celles, nombreuses, à qui le développement de la technique ne procure aucune joie, et au contraire intensifie leur sentiment d’aliénation dans un monde où ils sont dépourvus d’un savoir-faire si essentiel.

En 2004, j’ai participé à un débat philosophique au bar en face du Cégep du Vieux pour satisfaire mon appétit de provocation. Qu’est-ce que le bonheur, se demandait la jeunesse réunie en ce lieu. Alors que je défendais les thèses de ceux qui m’inspiraient à cette époque, lesquels, vous devinerez, ne voyaient aucun avenir radieux sans révolution, obtenant avec un certain succès avec mon savant radotage, un homologue, contradicteur, parlait, lui, de son plaisir à parfaire jour après jour le beurrage de sa toast de beurre de peanut. Défendant aujourd’hui le plaisir que me procure un exercice comme la création d’une image de marque, je ne peux que me sentir honteux de tartiner ainsi ma toast devant vous.

Toujours est-il que ma designer Jeanne Ayotte et mon programmeur Mathieu Lajeunesse m’ont créé une nouvelle peau que j’enfile en me dandinant devant vous. Cet article qui devait tourner autour de cette histoire aura pris 400 mots avant de commencer, ce qui en dit long sur mon rapport à l’image. Le serpent change de peaux plusieurs fois par année, mais moi je me contenterai d’une fois aux quatres ans.

D’abord, il fallait me trouver un titre. Ce mot qui faussement dit tout. Mais davantage, une aventure, un destin. Eh bang! Documentariste. On passe à autre chose.

Mon premier amour, en fait, fut cette typographie Stencil dénichée par Jeanne et associant mes paroles sur le cinéma documentaire aux contours imparfaits d’une lettre dactylographié. J’entends en la contemplant le vacarme industriel du film La classe ouvrière va au paradis. Nul procédé d’impression ne pouvait mieux matérialiser l’usure dans la lettre elle-même que la bonne vieille sérigraphie la doublant. Chacune de mes cartes est imprimée et coupée à la main : le travail du corps marque la matière de ses défauts intimes, des mouvements imparfaits de l’artisan appliquant avec force l’encre se faufilant dans une fibre tout aussi imparfaite. Tendinite et rêveries s’entremêlent; éclaboussures, grains, puis sueur dans un désordre imprévisible, absorbé par un papier buvard par nature.

Après la création de ma signature sur papier, il fallait affronter le problème autrement plus complexe du site Internet. Première difficulté : cette esthétique dite organique est contraire aux normes de la programmation par objet qui caractérisent l’univers numérique. Cet attachement à la matière brute devait donc parvenir à s’exprimer de manière originale dans cet univers lui étant réfractaire. Il me fallait une matière chaotique qui viendrait déstabiliser la précision de tous ces mouvements programmés jusqu’à l’octo décimal. Il fallait détruire quelque chose, sciemment. D’autant plus que les codecs vidéos H264, qui rendent la lecture fluide, détruisent radicalement l’image à coup d’algorithmes simplifiés. La laideur de cette compression se compare au bon vieux MP3 128 qui dominait Napster, et dont la piètre qualité scandalisait les connaisseurs dès qu’un cuivre retentissait. Le H264 transforme le bruit en artefacts, ce qui ça n’a rien de sexy.

Cela dit, mon amour du grain et du bruit n’a rien à voir avec celui des hipsters qui idéalisent l’analogique sans même connaître le labeur qui lui est inhérent. Il faut, je crois, avoir passé des jours à travailler dans une chambre noire pour comprendre pourquoi il m’horripile : si cet amour était vrai, on compterait juste à Montréal des milliers de chambres noires habitées par ces êtres étranges. Car, ce qui compte en art, ce n’est pas le médium, mais l’effet. Il me fallait donc trouver une forme moderne de grain : le hasard d’une texture non pas physique, mais numérique. Ainsi, j’ai eu l’idée d’implanter des layers déformants la réalité de manière imprévisible sur la presque totalité des pages de mon site. Pour y arriver, il fallait développer une recette, ce que n’importe quel artisan traditionnel sincère respecterait par-delà le médium. Mathieu a généré ce code du hasard. Quelques layers supplémentaires à la manière qu’un peintre autrefois ajoutait un soupçon de rouge sur son bleu azur, le tout alliés à une équation mathématique automatisée, et voilà le retour du grains là où personne ne l’attendait plus.

L’apothéose du processus a été la dernière réunion avec Jeanne à mon studio. Il manquait toujours quelque chose à cette page d’acceuil et ça me chicotait beaucoup. Des mots, sans doute, mais lesquels? 5 minutes de brainstorm ont généré le très beau leitmotiv qu’est La fiction du réel. Pour moi comme pour bien d’autres, dès qu’il y a cadre, il y a fiction. C’est l’écart entre le réel et la fiction qui est le terrain de jeu du documentariste, un espace de liberté qui lui est intime jusqu’à l’achèvement de son travail puis la publication. Le cinéma dans son entièreté est un documentaire, une action menée sur le monde et les images qui obsèdent, où le documentariste oublie un instant ce qu’il savait de ses contemporains, déployant une stratégie au terme de laquelle naît une relation nouvelle dans l’acte cinématographique lui-même. Au fur et à mesure qu’il se construit, le cinéaste est précisément celui qui documente le monde et le cinéma, qui se documente lui-même et, au bout du parcours, qui document le spectateur aussi. La fiction du réel est cette praxis qui consiste à produire de nouveaux mythes donnant sens à la vie.

Un chaman de la tribu des Shoshone me suggérerait de souvent me débarrasser de ma vieille peau, de ne pas la conserver trop longtemps et surtout, de ne jamais m’y attacher. C’est là une prescription à laquelle je n’adhère absolument pas. Bien que mon attachement au passé rend ma reptation plus souffrante, je conserve dans mes archives toutes mes peaux sèches. Chaque aménagement de mon espace de travail est l’occasion de ressortir les boîtes contenant mes parures d’hier, de les observer pour ainsi dire sous une lumière nouvelle. J’aime parfois toucher un de ces journaux noir et blanc jaunis auxquels j’ai contribués. J’aime regarder les yeux d’un ami cher aujourd’hui disparu dans la brume et me rappeler en son absence les utopies partagés. J’aime scruter le sourire fugace d’une femme qui m’a porté dans son coeur un court instant. J’aime écouter à nouveau ces discussions captées furtivement au gré de mes expérimentations au cas où celles-ci me révéleraient après tant d’années une vérité aujourd’hui aussi inutile que belle. J’aime réécouter les rush d’un film mort-né en rêvant un jour en faire quelque chose. Toutes ces peaux sont autant de possibilités, d’espoirs, d’occasions ratés, de beauté et d’affrosité qu’on appelle la vie.

La
fiction
du réel

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