David Simard, Documentariste David Simard, Documentariste
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Autour du film Chevy

« Le travail du cinéma ainsi conçu, au fur et à mesure qu'il se construit, est précisément ce qui documente tout à la fois le monde, le cinéma, le cinéaste et, au bout du parcours, le spectateur devant un écran. »

Patrick Leboutte
14|02|2020 Écrit par
David Simard

Le 23 novembre dernier, dans le cadre de la série d’événements artistiques intitulée d’Une île à l’autre, j’ai projeté mon nouveau film Chevy au studio l’Archipel devant une soixantaine d’invités pour l’occasion réunis. Les vins nature étaient à l’honneur, servis dans les meilleurs verres par mon ami expert, Jean-Luc Bisson, celui qui m’a tout appris en la matière. La vitesse à laquelle les convives ont pris d’assaut le bar ne lui ont pas donné une seconde pour partager sa poésie sommelière. Or, la vie, sans les mots qui la rendent grave, serait sans intérêt. Il a donc fallu que je prenne la parole pour dramatiser un événement qui autrement aurait vite sombré dans la frivolité caractéristique des soirées mondaines.

L’ami avec lequel j’ai coréalisé ce film, Philippe Toupin, était caché dans l’assistance alors que je prononçais mon trop long discours. Le sujet : l’art à l’ère de l’interdépendance de ses producteurs, un thème qui me permettait de souligner à grands traits l’importance de nos dialogues et de notre collaboration pour le développement de ma cinématographie. Sous le coup de l’émotion, mais incapable de se laisser attendrir une seconde, Philippe a décidé de m’interrompre et de révéler au public que les débats tenus en voiture avant et après les tournages ne concernaient en aucun cas l’art, mais plutôt les femmes. Il y a eu un silence, puis j’ai dû reprendre tant bien que mal mon allocution à partir de là des plus mielleuses.

Après les pitreries pour distraire amis et collègues m’ayant fait l’honneur de leur présence, j’ai pu parler de cet homme sans qui ce film n’aurait pas vu le jour, et j’ai nommé, Tristan Dionne. Pour la petite histoire, j’ai rencontré le personnage il y a quelques années lors d’un tournage pour le compte d’une association caritative qui supporte les personnes vivants avec des limitations dans le développement de leurs entreprises. J’ai tout de suite senti son unicité. Unicité signifie ce qui est unique, mais qui sonne à mes yeux de dyslexique comme son contraire, c’est-à-dire unité. Tristan, c’est un homme au franc parler, tatoué de bord en bord, un entrepreneur honnête et mécanicien de talent, un amateur d’adrénaline sous toutes ses formes, un père et un amant dévoué, un unijambiste sans complexe, un libre penseur perdu en région, un amateur de poésie de ruelle, de bonne chaire et d’humour noir… toutes ces épithètes ne témoignent que pauvrement du personnage. Indéfinissable sont les êtres qui tracent eux-mêmes leur destin dans l’action et la nécessité.

La forte impression qu’avait fait sur moi Tristan lors de ce tournage n’a pas tout de suite débouché sur le projet de film Chevy. Ce projet est né plus tard, d’une autre collaboration, avec Johann Guéhennec cette fois, l’un des rares propriétaires du Cineflow Blackarm, un stabilisateur de caméra unique en son genre qu’on installe sur n’importe quel véhicule, que ce soit une voiture, un quatre roues, un bateau mouche. Lui comme moi voulions démontrer tout le potentiel de sa machinerie, laquelle se combine à merveille à la mienne, mon DJI Ronin 2, un autre type de stabilisateur de caméra, électronique et non pas mécanique celui-là.

C’est triste d’avouer ici que ce projet a vu le jour dans le seul but de faire la preuve de notre maîtrise de ces gadgets du cinéma, mais pourquoi vous mentir. Philippe lui-même m’expliquait, après la projection du film, un verre de blanc à la main, à quel point il se sentait berné lorsque je l’ai convaincu de partir ainsi à l’aventure, ce matin où nous nous sommes pour le première fois levé à 2 am pour aller rejoindre un inconnu, au pied du mont Orford, en vue d’un énième exercice de caméra sans lendemain. Mais son sentiment d’avoir été enfirouapé s’est dissipé aussitôt Tristan a ouvert la bouche : ce n’était pas le douchebag appréhendé, bien au contraire. Toute la prouesse technique qui était le prétexte initial de ce projet allait pouvoir être dissimulée dans le film lui-même, par la beauté objective du protagoniste dont la sagesse fut acquise au gré d’expériences de vie difficiles, l’ingrédient secret de n’importe quel bon film, fut-il humoristique.

L’art alimentaire

Qu’est-ce que l’art, demandais-je au public lors de cette soirée du 23 novembre, après lui avoir expliqué l’interdépendance des artistes obligés de faire équipe pour réaliser un iota de leur rêve? On sait comment il est difficile d’établir des critères objectifs pour définir l’art, un défi auquel s’est d’ailleurs frotté mon collègue Christian Fleury dans son plus récent documentaire, Les trois saisons de Sarony, dans lequel quatre photographes, dont Chris Buck, se prononcent sur la question.

Il ne fait aucun doute que l’histoire de Napoléon Sarony, ce notoire portraitiste new-yorkais de la fin du 19e siècle, est un excellent point de départ pour réfléchir aux problèmes existentielles de l’artiste qui livrent pour l’essentiel des commandes sur un marché saturé d’images analogues. Petit bonhomme nerveux, Christian Fleury a fait de ce Sarony la figure éternelle du photographe, premier d’une longue série qui n’auront jamais leur Marvel en l’absence d’un nouveau Balzac. Quoique, parenthèse, Michel Houellebecq, dans La carte et le territoire, nous présente avec son humour au vitriole un photographe contemporain qui prend des centaines de clichés dans l’heure, multipliant les pirouettes et les simagrés autour de sa victime qui ne peut que s’émerveiller devant un animal si curieux. Si Michel représente ainsi dans son roman le photographe contemporain, c’est évidemment pour ridiculiser les Sarony de ce monde, et le monde dans sa totalité.

Mais revenons à Sarony. L’homme est connu pour avoir le premier revendiquer la reconnaissance de ses droits d’auteur pour l’un de ses clichés d’Oscar Wilde qui a été copié et imprimé en milliers d’exemplaires par des vendeurs de cartes postales. Ainsi Sarony avait trouvé sa fonction sociale sans le savoir : mettre en image des artistes jouissant d’une grande notoriété, accomplissant un acte dont la littérature est incapable. Il pouvait goûter à la gloire en devenant cet intermédiaire entre les masses et les artistes qui vivaient avant cela dans les foules anonymes sans jamais être reconnus. Napoléon Sarony désirait échapper au moule dont il avait lui-même défini les contours quand il réalisa la marchandisation qui était son dessein. Il retourna donc à la gravure, les revenus faramineux après sa victoire judiciaire ne pouvant compenser pour la perte de sens qu’il éprouvait. 

Sarony n’avait pas conscience de ce qui se jouait dans la grande tragédie qu’est l’histoire. Après la révolution française, une fois divorcé de Dieu, l’Art ne veut plus être l’instrument de forces qui lui sont étrangères, qu’elles soient politiques, religieuses, morales ou éducatives. L’art revendique son autonomie, une autonomie bien relative car acquise dans un contexte historique précis, où, passant de serviteurs à producteurs, les artistes sont devenus dépendants du marché davantage tourné vers le divertissement des masses, si ce n’est pas vers leur abrutissement. Se sont alors scindés deux domaines opposés dans la production artistique : celui de l’avant-garde, d’un côté, et celui de la culture de masse, de l’autre. Depuis, ce sont les avant-gardes qui ont défendu l’autonomie contre la pression des marchés de plus en plus gourmands, souvent au prix de l’insuccès économique, alors que la balance des effectifs s’est déployée dans la sphère culturelle comme des ouvriers à l’aube sur un chantier de construction. Ce qu’il faut comprendre, donc, c’est que le spleen de Sarony est générique : toute une génération qu’on dit ne pas vouloir travailler en usine, ironiquement disparues du paysage, éprouve le même malaise. Au lieu de renier en bloc ce désir de liberté qui est aussi le mien, j’ai voulu élaborer cette soirée-là sur les conditions qui nous permettrait de jouir de cette autonomie par-delà les nécessités économiques. Non pas vivre de son art, mais faire de l’art, un peu comme Christian a su faire avec son film. 

Il n’y a autour de moi que des manifestations microscopiques d’une telle liberté de création, et celles-ci se déploient visiblement dans l’acharnement et la souffrance de ceux qui, sans fortune ou privilège particulier, poursuivent au quotidien une pratique artistique honnête. Ce qu’il manque, c’est une organisation capable d’articuler concrètement une vision du monde susceptible d’unir les artistes entre eux. ll n’y a nulle part d’argent facile de toute façon, de tour de passe-passe, de gigolo révolutionnaire. Il n’y a que la dure réalité du marché devant laquelle tous doivent courber l’échine. J’écris d’ailleurs ces lignes sur mon blogue, et ce trop long texte, comme mon trop discours, participe davantage à ma réification qu’à ma libération, en créant une image de moi. Qui ne sait pas multiplier les occasions de publier des histoires de lui-même sur le réseau ne verra jamais une occasion à saisir.

L’artiste comme travailleur

En dépit de cela, j’adhère à ce monde des ouvriers de l’image, qu’en bien même on serait forcés à produire de la merde. J’y adhère non pas pour nier ma condition, mais pour l’amour du travail lui-même, de la technique et du monde. Le plaisir de vivre dans le foisonnement des idées au contact desquelles devient maniable la matière la plus rigide n’a pas d’égal. Je vois dans ce petit quotidien, et c’est une maladie peut-être, le potentiel de toute l’humanité. Cet amour du travail, je le partage avec Philippe, bien qu’il n’y ait pour lui aucune fonction utopique à l’art, pensant pour sa part que l’art n’est que la recherche de la beauté et de la perfection. Il pourrait servir n’importe qui et se satisfaire de ce privilège qu’est de jouer avec les formes. Il ne voit aucune distinction entre l’art et l’industrie, aucune transcendance, aucune libération. Pour lui, tout est travail et progrès. Cette vision dominante de l’art est éternelle, mais insuffisante pour expliquer le spleen qui se poursuit depuis des siècles.

Sans consensus, pourtant, nous formons Phil et moi une équipe. Le monde du travail a cette singularité : il unit dans la différence ses collaborateurs. Et devant un obstacle, des personnes que tout oppose unissent leurs destins. Pour atteindre un certain niveau de perfection et de grandeur, il est indispensable pour l’ouvrier de la culture de faire équipe tout en construisant avec ses collègues un système de valeurs transcendant la compétition qui les ronge de partout. D’où ces longues discussions en voiture, Philippe, qui ne concernaient pas les femmes, mais plutôt l’interdépendance accrue de ses travailleurs en lutte pour leur liberté, aurais-je dû rappeler à l’assistance.

Le cinéma est l’un des arts les plus exigeants. Il est mélange de matériel et d’esthétisme : les mots, le son, l’image, le mouvement et l’interactivité. Et derrière sa forme visible, il y a le texte. Toujours le texte. L’ampleur de sa complexité rend les auteurs impuissants dans cette industrie : les films qui fascinent les masses aujourd’hui sont le produit d’une lutte entre des entreprises, non pas entre auteurs.

Contre l’industrie

J’en reviens à l’essentiel, c’est-à-dire à ma conception minimale de l’art qui vient justifier des alliances contre-natures : le carburant de l’art, c’est la liberté. Partir tourner sans argent est un acte héroïque. Et cela n’a rien à voir avec l’avant-garde. Il y a quelque chose plus intime dans cette action qui nous pousse vers la connaissance par delà toute théorie, cette dernière n’étant de toute façon qu’une sphère des traditions qui donnent sens à la vie matérielle bordée de foisonnements et de contradictions.

Avec Chevy, nous avons surtout noué une amitié avec un homme que rien en apparence de reliait à nous. Nous avons écrit l’histoire de cette amitié nouvelle, à travers le film, lequel vient a posteriori changer la réalité doublement. Le cinéma, ainsi, change le monde. Il n’a pas à être réel ou fictionnel, il devient la vie même, l’action, le mouvement. Au sein des producteurs d’art sommeillera toujours le rêve d’une société libre Par delà son caractère éminemment technique, le cinéma pousse sur un sol bien plat dont le froment n’est en rien les pirouettes du caméraman, mais la parole vraie que noue ensemble ses artisans, public inclut.

Le public de la projection n’a d’ailleurs pas évoqué une fois les prouesses techniques tellement il était bluffé par l’univers clair-obscur brillamment bricolé pour représenter l’inconscient de cet homme contrasté qu’est Tristan. Si on exclut les commentaires élogieux inévitables lors de telles soirées, il y a eu de notable la critique d’un homme de cinéma d’une cinquantaine d’années, revendiquant la parole après le visionnement du film sous prétexte que le public avait droit, lui aussi, à cette parole, et en profita pour questionner l’esthétique publicitaire du film en plus de critiquer l’absence de texture sonore. Critiques auxquels je n’ai pu qu’acquiescer, humblement. Mais c’est les premiers mots de son intervention qui m’ont marqué : ton vrai sujet, disait-il, c’est la virilité. J’ai dû avouer à l’assistance que l’intervention initiale que j’avais imaginée pour cette soirée-là n’était point au sujet de l’interdépendance des cinéastes. Non, non. Je me proposais de raconter une histoire réellement vécue dans les vestiaires des hommes de l’hôtel Bonaventure, entourés d’hommes à moitié nu après le tournage de la scène aquatique : ce fameux débat d’interprétation sur le film Top Gun entre Philippe et Tristan. Est-ce que le personnage qu’incarne Tom Cruise est un homosexuel refoulé? J’en sais trop rien.

Pour revenir à l’importance de la parole au cinéma, et couper court à votre imagination débordante de lecteur qui s’est rendu jusqu’ici dans le texte, il y a eu un événement qui a su marquer durablement la vie de notre nouvel héros, Tristan. Après de multiples tournages sans prise de son, il devait enfin nous livrer son témoignage. C’était une véritable épiphanie pour lui. Il prenait conscience de sa sagesse nouvelle au gré de son témoignage. Sonder l’inconscient par le cinéma est une aventure que je veux faire mienne, une aventure qui en vertu de sa liberté, n’est jamais ennuyeuse.

Synopsis de Chevy

Un jour, Tristan, un mécanicien qui n’a pas eu la vie facile, tombe sous le charme d’un Chevrolet C10 1984 que son beau-père projette d’acheter pour le revendre. Il décide d’acquérir le vieux pickup et le remet en état dans son garage. Au gré des modifications qu’il apporte au véhicule, Tristan se transforme lui-même. Après avoir philosophé sur le monde de la mécanique auquel il appartient sans adhérer à ses valeurs, il tourne son regard vers son passé, un exercice qui met un baume sur ses vieilles blessures. Une fois réconcilié avec le monde qui l’entoure, Tristan peut désormais, à l’image de son Chevy pimpé, prendre la route avec sous sa sobre carrosserie une puissance renouvelée.

 

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